6 février 2012
De la décence ! Un peu de décence ! Même un tout petit peu seulement, Maitre Abdoulaye WADE, comme les Sénégalais vous ont appelé avec déférence voire avec affection durant votre longue traversée du désert.
Ai-je parlé de décence ? Hé bien, oui : décence ! Celle dont le premier de vos deux illustres prédécesseurs, Léopold Sédar Senghor – avant Abdou Diouf –, savait si bien exprimer le concept, en évoquant la “hersa” dans la langue peule. Autrement dit : le sens aigu de la retenue, l’aptitude au retrait. Ladite qualité lui a inspiré la déclaration suivante, un certain 31 décembre 1980 : « Après avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé de remettre ma démission… ». Sans avoir eu à céder devant la menace d’être délogé de la présidence de la République ni par une « émeute de la faim », ni par un coup d’État militaire, ni même par le verdict des urnes.
Ce n’est plus une question de démocratie, mise à rude épreuve avec le tripatouillage de la Constitution par vos soins pour vous autoriser, Mr. le Président, à solliciter une troisième fois le suffrage des Sénégalais. Il s’agit bel et bien d’un choix entre la décence et l’indécence. À quatre-vingt-cinq ans, après une quarantaine d’années d’opposition politique et deux mandats présidentiels de sept ans, le sens élémentaire de la… décence aurait pu, aurait dû vous conseiller la traduction, dans les faits, du mot d’ordre ayant donné son pseudonyme à votre Parti : “Soppi”, c’est-à-dire le changement en wolof. Sauf à éprouver un complexe mal placé, vous pouvez même emprunter son slogan entier au candidat du parti socialiste à la Présidentielle française de 2012 : “Le changement, c’est maintenant” ! Car, au changement du candidat de votre parti à la Présidentielle sénégalaise de février 2012, vous auriez dû avoir depuis longtemps songé. Pour faire élire un plus jeune que vous, un jeune qui ne soit surtout pas votre fils comme vous avez été suspecté de l’avoir envisagé.
Au nom de quoi puis-je me permettre, moi, un modeste “écrit-vain”, de vous interpeller de façon irrévérencieuse, allez-vous me faire demander par vos ministres, facilement irrités par les leçons de démocratie de la part de tous les “très mal placés” pour vous les dispenser ?
Ma légitimité, je la tire de mon droit à la modification, plus exactement à la rectification, pour vous avoir si souvent considéré comme un exemple de bon gouvernant, ne serait-ce que dans les deux extraits suivants, entre plusieurs autres, de mes articles de journaux :
« Après avoir perdu (…) Lumumba au Congo, NKrumah au Ghana, Sankara au Burkina Faso… nous ne sommes que d’autant plus heureux de compter encore parmi nous – dans leur retraite bien méritée – Ahmed Toumani Touré à Bamako, Nelson Mandela à Johannesburg et, pour ne pas les nommer, quelques rares deux ou trois autres chefs d’État en activité, notamment Abdoulaye Wade au Sénégal et Alpha Oumar Konaré au Mali. S’ils ne virent pas en fin de parcours, les deux derniers nous autoriseront à toujours garder espoir dans le sort de l’Afrique (…) ! On n’aura d’ailleurs pas manqué de noter que les Maliens et les Sénégalais sont plutôt des modèles à suivre sur le chemin de la démocratie africaine 1 »
« Réduite à la clandestinité, confinée dans les embryons de campus universitaires [aux] lendemains des indépendances, tolérée au Sénégal avec limitation des partis à quatre au début des années 80, l’opposition n’a eu d’existence constitutionnelle généralisée, notamment en Afrique subsaharienne, qu’à partir des années 90. Des opposants politiques, leaders plus ou moins charismatiques, sont alors apparus au grand jour. Surfant sur les vagues de mécontentements générées par l’ancienne dictature des partis uniques et par la gabegie ayant rendu insupportable la mauvaise conjoncture, ils ont cristallisé sinon suscité l’envie du changement et, pour cela, encouru peines de prisons et/ou vécu des exils plus ou moins longs. Les habitudes d’auto-défense de certains dinosaures de la politique ne s’encombrant pas du tout de subtilités démocratiques.
Que le jeu de l’alternance paraisse, pour le moment, avoir fonctionné à merveille au Sénégal, au Mali, au Ghana et au Kenya est plutôt rassurant ! Et, il est tout particulièrement emblématique que le candidat à la récente présidentielle se prévalant de “l’héritage “ de son père ait été battu à plate couture dans [ce] dernier pays. Abdoulaye Wade, Alpha Oumar Konaré (puis Amadou Toumani Touré [de retour au pouvoir par les urnes]), John Kufuor (mais, avant lui, Jerry Rawlings) n’ont jamais donné l’impression d’avoir accédé à la magistrature suprême pour régler des comptes personnels ni pour se constituer des rentes que justifierait à leurs yeux leur œuvre de salut public ou leur statut d’opposants plus ou moins de la première heure 2.
Et n’aurais-je pas une seule fois encensé votre accession au pouvoir et loué les premiers temps de votre gestion, je ne me serais pas moins senti interpellé par l’Actualité sénégalaise. C’est elle qui m’autorise à vous poser – non seulement à vous mais à tous vos pairs – la question qui me taraude :
« Qu’y aurait-il de si jouissif et générateur d’addiction dans ces palais présidentiels africains, en particulier ?… Pour que leurs hôtes tiennent à y résider ad vitam aeternam au risque d’en être extraits parfois, les pieds devant, par la Faucheuse ou par l’insurrection de soldats de l’armée nationale (Grande Muette, vraiment et Républicaine au Sénégal et c’est tout à son Honneur !) ou par l’incursion de rebelles armés ? »
Il faudrait vraiment croire que vous n’êtes faits, ni les uns ni les autres, de la chair et de l’esprit des prosateurs comme moi pour n’avoir été secoués ni par le sort de Hosni Moubarak sur une civière au Tribunal du Caire en Egypte. Ni par celui de Ben Ali pérégrinant pour s’enfuir de la Tunisie. Ni par celui de Laurent Gbagbo extirpé de sa cachette dans le sous-sol de sa résidence à Cocody en Côte d’Ivoire pour être incarcéré au Centre de détention de la Cour Pénale Internationale de la Haye aux Pays Bas avant de comparaître devant des juges. Ni, pire que tout, par celui de Mouammar Kadhafi, rattrapé et massacré dans une canalisation d’eaux usées dans la région de Syrte en Lybie ! Tous chefs d’États pour lesquels je n’ai pourtant jamais éprouvé de sympathie (et c’est bien là un euphémisme !) tant leurs méthodes de gouvernement ont été répréhensibles !
“Soppi”, maintenant, Mr. le Président Abdoulaye Wade ! Car, tout comme un certain agrégé d’histoire n’a pas réussi à préempter l’Histoire de la Côte d’Ivoire pour la confondre à la sienne, à peine signifiante, vous ne parviendrez pas, avocat émérite sans doute, à bloquer l’Horloge de la démocratie sénégalaise et à la faire dépendre de votre santé, même encore bonne, à vous croire sur parole.
Et, surtout, prenez garde que votre entêtement, à présider à vie aux destinées du Sénégal, ne déclenche bientôt une tragédie ! Le chaos qui ferait oublier que le Pays de la “Teranga”, c’est-à-dire le Sol de l’Hospitalité, n’est pas seulement le vôtre mais aussi celui de Lamine Guèye, Mamadou Dia, Blaise Diagne, Alioune Diop, Birago Diop, Majmouth Diop, Cheikh Anta Diop, Cheikh Hamidou Kane, Amadou Mahtar M’Bow, Paté Diagne, Jean-Pierre N’Diaye, Sembène Ousmane, Djibril Mambéty Diop, Ousmane Sow, Sally Ndongo, Mariama Bâ, Aminata Sow Fall, Fatou Diome, Ken Bugul, Touré Kunda, Wasis Diop, Ismaël Lô, Baaba Maal, Didier Awadi, etc. et… Youssou N’Dour.
Cheick Oumar KANTÉ
Email : cokante@wanadoo.fr
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Notes:
- Tiré de Cheick Oumar KANTÉ : “Ainsi parlait le Président Léopold Sédar Senghor”, publié dans “Pourquoi, diable, ai-je voulu devenir journaliste ?” Menaibuc, 2004, édition augmentée, 2007, p.141. ↩
- Tiré de Cheick Oumar KANTÉ : “En finir avec tous les rentiers de la politique en Afrique”, publié dans “Pourquoi, diable, ai-je voulu devenir journaliste ?” Menaibuc, 2004, édition augmentée, 2007, pp. 157 et 158. ↩